
Photo de Nathan Dumlao sur Unsplash
La baraque à frites
Une origine anglaise, célébrée artistiquement?
Lauréat du Turner Prize en 2004 et représentant de son pays à la Biennale internationale d’art contemporain de Venise en 2013 , l’artiste britannique Jeremy Deller, s’intéresse aux cultures populaires et aux contre-cultures.
C’était l’autre été, en 2023, la ville de Rennes, dans trois lieux, proposait Art is Magic, la première rétrospective en France de l’artiste. Le Musée des Beaux-Arts livrait un panorama de sa création depuis les années 2000. Valerie’s snack bar explorait ainsi ce qui cimente la solidarité et la complicité entre habitants – le fameux « lien social ».
Cette création remontre à 2009. Jeremy Deller est alors convié à créer une œuvre publique à l’occasion du festival de Manchester, entre installation et manifestation. Il crée alors une parade, conçue comme une célébration de la vie populaire à travers ses expressions par les rues. La pièce maîtresse est un snack bar, grandeur nature. Mais c’est toute une procession qu’il crée à cette occasion, avec des bannières qui résonnent comme un hommage à ceux qui occupent spontanément les rues, et à leurs activités, vendeurs de street-food, bandes d’ados, sans abri…

Parmi ces bannières, « the adoration of the chip », « l’adoration de la frite », comme la consécration de la croyance populaire selon laquelle c’est à Oldham, dans la banlieue nord de Manchester, qu’aurait ouvert la première friterie au monde, vers 1860. On noter au passage que les premières recettes de frites font état de pommes de terre coupées en rondelles, et non pas en bâtonnets.
De fait, les « chips », épaisses, ont précédé les « frites » comme nous les connaissons…
Un bavarois, passé par Montmartre, à Liège
Voilà qui règlerait l’idée d’une origine belge de la « baraque à frites ».
Mais Frederik Krieger vient nous consoler, un peu. Connu sous le nom de « Monsieur Fritz », bavarois d’origine et fier friturier – ou frituriste – à Montmartre, il s’installe comme forain sur la foire de Liège et ouvre la première baraque à frites du pays, proposant « ses pommes de terre frites à l’instar de Paris ». Mais nous sommes là dans les années 1840, ce qui démentirait la revendication anglaise. De fait, on lit, en 1848, la première réclame pour Monsieur Fritz dans le Journal de Liège et que rapporte Pierre Leclercq, alors que l’idée de « street food » restait à inventer:
Les pommes de terre frites sont arrivées à la Foire de Liège avec leur infatigable Rôtisseur [.] M. FRITZ, propriétaire de l’établissement des tubercules rôtis, prévient ses consommateurs qu’il a redoublé de zèle, afin de prévenir toute observation. Il continuera de faire rouler ses Omnibuis et ses Vigilantes à 10 et 5 centimes. On est prié de s’adresser quelque temps à l’avance pour les grosses commandes ».
le Journal de Liège
Boostez vos commandes avec la vente à emporter, promet Deliveroo… Monsieur Fritz, bien avant, avait déjà tout compris.

Tant de zèle marketing ne laissait aucune chance à un français qui se serait installé, quelques années plus tôt, à Bruxelles, de passer à la postérité.
A son décès, en 1862, Madame Fritz reprit l’affaire, jusqu’à sa mort, en 1889.
Et le phénomène allait se généraliser bien vite, non seulement chez nous mais aussi aux alentours.

Les roulottes à patates canadiennes

Outre Atlantique, le Québec n’a découvert les « roulottes à patates » et autres « patateries » qu’au début du 20° siècle. A l’époque, les cantines, traînées par des chevaux, attendaient

Source: tourismemaurice.com
les ouvriers à la sortie des usines pour leur vendre leurs repas rapidement faits. On y trouvait frites et « chiens chauds ». On en comptait, dans les années 1940, près de 200 dans Montréal. Un quart d’entre elles étaient encore tirées par des chevaux ; les autres étaient des voitures automobiles à patates frites. Mais sans qu’on ne distingue les unes des autres, elles ont été interdites en 1947 à Montréal pour des raisons d’hygiène et de salubrité : le tenancier cumulait en effet les peu compatibles fonctions de friteur et de palefrenier, ce qui créait un gros problème d’hygiène.
La frite
La frite, parisienne ou namuroise?
Mais point de baraque à frites sans frite. Et la déception belgicaine définitive va suivre. Elle concerne l’origine de la frite : François-Régis Gaudry, dans « On va déguster », le livre, accrédite l’idée que la frite aurait une origine parisienne.
Sur le Pont-Neuf, le plus vieux pont de Paris, des marchands ambulants au lendemain de la Révolution de 1789 vendaient fritures, marrons chaudes et tranches de patates rissolées.
Une hypothèse qui vient heurter celle d’une origine namuroise.
L’histoire raconte que cette année-là, nous sommes au XVII° siècle, un hiver rigoureux fit geler la Meuse, empêchant les habitants d’y pêcher leurs petits poissons, dont ils faisaient une friture. L’historien Jo Gérard, prétend qu’ils se seraient consolés avec des pommes de terre, coupées en forme de petits poissons, qu’ils auraient passé à la friture.
Las, Pierre Leclercq confirme l’origine parisienne de la frite : « au cours du 20e siècle, la pomme de terre frite a déserté les rues de Paris en même temps qu’elle a gagné la Belgique. Et s’est imposée en Belgique comme le plat national. Les Belges ont donc cru naturellement que la pomme de terre frite était d’origine belge ».
Quant à l’appellation « french fries », Hugues Henry la fait remonter à la Première Guerre Mondiale, où les Alliés, débarqués en Flandre occidentale, ont goûté à « la frite ». Et c’est à l’usage du français dans l’armée que l’on devrait l’appellation.
On dit aussi qu’en argot américain, « to french » voudrait dire « couper en bâtonnets »: une affirmation contestable et contestée par les savants linguistes.
Débat fritologique…
Allez, que ces disputes de fritologues et ces déceptions ne vous empêchent pas de «garder la frite»… ni de vous saisir de vos frites avec les doigts, comme le faisait Victor Hugo, qui en raffolait, pendant son exil bruxellois.
Il y a 5000 friteries en Belgique, gage d’une capacité au vivre-ensemble. Et le pays produit chaque année 5 millions de tonnes de pommes de terre belges, transformées – c’est le premier exportateur mondial de pommes de terre surgelées. L’occasion de rappeler qu’il se consomme 11 millions de tonnes de frites par an dans le monde… et que 77% des Belges mangent des frites surgelées. Chaque année, près de la moitié des frites consommées en Belgique – et il s’en consomme en moyenne 38 kg de frites par an, sont surgelées.
Et puis, en 2014, la Culture Fritkot belge a été reconnue en tant que Immaterieel Cultureel Erfgoed Vlaanderen par la Communauté Flamande, en 2016, comme Chef-d’oeuvre du patrimoine oral et immatériel de la Fédération Wallonie-Bruxelles, et, en 2017, comme «Immateriellen Kuturerbes der Deutschsprachigen Gemeinschaft» et reprise à l’inventaire du patrimoine culturel immatériel de la Région de Bruxelles-Capitale.
Avant une reconnaissance UNESCO ?
… et fritabilité
Mais le débat fritologique se nourrit aussi de fritabilité, c’est-à-dire la capacité de la pomme de terre d’être transformée en frites…
Retenez qu’historiquement la Bintje, pomme de terre à chair farineuse, est naturellement dédiée à la frite: elle a été inventée en Hollande, fin XIX° et son histoire est amusante. Un directeur d’école avait pour passion le tubercule et pour habitude, à chaque fois qu’il en créait une qui lui semblait remarquable et digne de passer à la postérité, il lui donnait le nom d’un de ses enfants. Comme il avait épuisé tout le potentiel que lui donnait sa progéniture, il se tourna pour cette pomme de terre vers sa meilleure élève. Elle s’appelait Béatrice, et on l’appelait Béa. Mais comme nous sommes en Hollande, Béa se dit, paraît-il, Bintje… Mais la filière a mis au point des variétés nouvelles, et aujourd’hui « l’étincelle » lui prend des parts de marché.
En conclusion
Tout ceci vous paraît dérisoire?
Vous avez grand tort. La question mérite d’être honorée, illustrée et défendue par la confrérie de la frite fraîche maison, créée en juillet 2023, dans chez nos amis des Hauts de France, dont l’objectif est de défendre un savoir-faire, un patrimoine culinaire qui est la vraie frite fraîche. Pour Marie-Laure Fréchet, Grande huile de la Confrérie, la véritable frite est celle qui est réalisée maison. Et tout commence par le choix de la pomme de terre, son épluchage, et bien sûr la friture. La confrérie est très impliquée sans la semaine française de la frite, et l’organisation du championnat du monde de la frite, dont la première édition a eu lieu à Arras, le samedi 7 octobre 2023. Et c’est officiel: le Championnat du Monde de la Frite sera de retour, pour sa troisième édition, le samedi 27 septembre 2025 sur la Grand’Place d’Arras !
Enfin retenez que le 1° août – c’est aujourd’hui – est célébrée « la Journée internationale de la frite belge« . Mais comme la vie n’est pas toujours bien faite, il faut attendre le 4 août pour célébrer la Journée Mondiale de la Bière… Les frites seront froides. Et des frites froides, c’est pas bon…
Bernard Chateau,