Qu’est-ce qui fait l’origine d’une initiative?

Les lieux qui l’accueillent? Ou leurs auteurs?

Je partirai de cette idée simple que l’origine des auteurs l’emporte (Jusqu’à ce qu’une approche privilégiant le lieu me conviendra mieux). Ainsi de cette entreprise, dont l’usine se situait près du Canal Louvain-Dyle, à Wilsele, aujourd’hui une section de Leuven, et qui a pourtant et à coup sûr toute sa place dans le roman wallon.

Vous me direz qu’il y a là un a priori de mauvaise foi et vous aurez raison. Mais cet aveu actionne un sacré paradoxe, qui vaut bien le paradoxe du menteur. Levant ainsi toute critique?

Vous me direz que la question est de toute façon anecdotique, voire dérisoire? Sans doute. Mais dans le monde comme il va, des faiblesses vénielles sont bien peu de choses…

Exemple et explications.

Marie-Louise Ghislaine Durieux

Marie-Louise Ghislaine Durieux est née le 15 mai 1854 à Nivelles. Elle est la fille d’un industriel, Aimé Durieux, un Nivellois. Il fondera en 1866 « La Société en commandite A. Durieux & Cie », spécialisée dans la construction métallique: trains, tramways, ponts, grues, charpentes métalliques, dont celles des Serres du Domaine Royal de Laeken. Sa société fusionnera avec la « Société des Chantiers du Bacalan » pour devenir les « Ateliers de la Dyle et Bacalan » à Louvain, qui fabriquera aussi des navires.

Edmond Thumas est né en 1847 à Tournai. Il est ingénieur industriel de formation et directeur, comme son père, d’une usine de gaz à Louvain.

Les recettes Marie Thumas

L’une, Marie-Louise, et l’autre, Edmond, wallons, vivent donc à Leuven-Louvain. Un mariage et Marie-Louise devient Marie Thumas. Avant de devenir une des marques belges les plus puissantes, toujours iconique, alors qu’elle a disparu des rayons depuis 2001, un quart de siècle.

Certes, ni Edmond, ni Marie n’ont inventé la boîte de conserve: elle remontre au XVIII° siècle, et est en usage dans la marine. Mais au XIXe S., son usage va se répandre, avec la stérilisation, ou l’appertisation, du nom de son inventeur, le français Nicolas Appert.

L’industrie alimentaire, affaire de femmes

Les recettes Marie Thumas

C’est l’époque où l’industrie alimentaire démarre. Et l’industrie alimentaire sera affaire de couples. Et donc de femmes. Materne, c’est en 1888. Hasard de l’histoire, c’est en 1886 que Marie Thumas se crée, et que Monsieur Devos et Madame Lemmens mettent en bocal leur Belgian pickels, dans leur boucherie. Ensemble, ils forment Devos-Lemmens.

Et il y en a d’autres. Viaka, est créé en 1890 par le boucher-charcutier Étienne Kangiester. Célèbre pour ses conserves de pâté de foie, de viandes et de bocaux de vols-aux-vents et de carbonnades flamandes, il est installé dans la Région Liégeoise, rue Vinâve à Tilleur.

C’est aussi globalement une ère nouvelle, pour le travail des femmes.

Avant la Seconde Guerre mondiale, pendant l’été, 600 femmes et 300 hommes étaient employés chez Marie Thumas.

Les soupes Marie Thumas

Au début, tout est à faire. Alors, Edmond va créer la toute première conserverie belge en 1886. A Louvain. Une idée qui lui vient lors d’un voyage en France et alors qu’il s’ennuie dans son usine à gaz.

Marie cultive les légumes et les met en conserve.
Et rapidement, cette affaire, c’est la sienne.

Est-ce pour ça que l’usine porte son nom? Non. Par contre, les explications divergent. La plus romantique : un élan amoureux de son mari. La plus cynique : devant l’ampleur de l’affaire, Edmond aurait évité ainsi à bon compte de prendre le risque de s’associer personnellement à un éventuel échec.

Une success story

Mais Marie Thumas est un succès. Et la gamme de produits s’étend à tous les légumes. Si bien qu’en 1929, c’est 20 millions de boîtes qui sont produites, à l’ère de l’automatisation. Les récompenses dans les Salons se multiplient, et on ne sait plus qu’en faire.

Dans les années 50, les soupes et les fruits exotiques élargiront la gamme.

Marie Thumas à l’Expo ’58

A l’expo ’58, Marie Thumas développe un pavillon moderne à côté d’autres exposants belges. On dit que le bâtiment était plus grand que le Colisée de Rome et proposait un des premiers restaurants en libre-service d’Europe.

Mais la société de consommation naissante, les frigos, la surgélation, la concurrence et quelques mauvaises affaires vont assombrir le ciel de Marie Thumas, au milieu des années ’70. L’entreprise française « Bonduelle » rachète la marque dans les années 1980 et remplace en 2001 le nom « Marie Thumas » par la sienne propre. Les carottes sont cuites pour Marie Thumas.

Marie Thumas: de la cuisine à la pop-culture

Arno – A la française

Enfin, pas tout à fait : La marque entre dans la légende. Arno chantera Marie Tu m’as, dans… ‘A la française’… comme les petits pois. Salut l’artiste !

Mais le petit pois, dans sa boîte métallique, est entré bien avant Arno dans la pop-culture, par la petite porte de la publicité, mais avec un retentissement qu’on n’aurait osé imaginer – un retentissement tel que les témoins de l’époque s’en souviennent encore… à condition qu’ils aient eu accès au petit écran. Car nous sommes dans les années ’60 et on peut encore parler des débuts de télévision. C’est dire que non seulement les moins de 20 ans sont exclus de l’évocation, mais pas seulement, tant s’en faut: il faut avoir aujourd’hui trois-quarts de siècle… ou davantage… pour qu’elle puisse éveiller le souvenir…

A l’automne 1968, le 1er octobre 1968, les premiers spots de pub débarquaient sur les écrans français, un peu avant 20 heures. Une petite révolution dans la France de l’ORTF, par décision du Premier Ministre, Georges Pompidou, qui ne veut pas augmenter la redevance radio-tv, et autorise donc la publicité à la télévision. Le premier spot: un homme se réveille en sursaut, traverse son appartement en gesticulant jusqu’à la cuisine et trouve, rassuré, son fromage préféré dans le frigo. Une « réclame » pour le « Boursin Ail et Fines herbes ». Jacques Duby, l’acteur du premier spot diffusé, répète d’ailleurs le nom du fromage 17 fois en 30 secondes. Alors, la réclame tape sur le clou. Régilait, Schneider, les tricots Bel et le beurre Virlux seront les quatre autres marques qui complèteront cet écran, limité à cinq messages. Et la Régie française de publicité sera portée alors sur les fonds baptismaux.

Mais le petit pois dans tout ça?

Justement, nous y venons: cette histoire entre « promotion » et télévision commence en réalité bien avant. Avec… le petit pois. Son rôle est lié à la préhistoire de la publicité télévisée, quand la publicité refusait l’apparition des marques et était réservée à des secteurs économiques, sorte de regroupements d’intérêt commun, et notamment de producteurs agricoles.

Pipiou: On a toujours besoin de petits pois chez soi…

Des publicités sans marque, sectorielles, qu’on appelait d’intérêt général. La loi qui les autorisait depuis 1951 parlait de « propagande collective d’intérêt national […], notamment en faveur du développement de la consommation de produits agricoles ». C’était l’idée d’Antoine Pinay, ancien ministre des Finances et maire de Saint-Chamond. Et une des publicités les plus connues sans conteste est… la publicité pour le petit pois. A l’image, Pipiou répète, dans une série de spots, en pack-shot: « on a toujours besoin de petits pois chez soi »… un slogan créé par Eric Lipmann, directeur de création chez Publicis à l’origine de cette Collective des petits pois pour un matériel produit par « La Comète » en 1966. Et quand « On va déguster », en 2019, sur France Inter, parle de petit pois, « petit par la taille mais grand par les émotions qu’il procure dans l’assiette…Le petit pois qu’on cueille, qu’on écosse, qu’on cuisine et qu’on va déguster » , François-Régis Gaudry titre encore et toujours: « On a toujours besoin d’un petit pois chez soi ! « 

La Nostalgie n’est plus ce qu’elle était. C’est à voir. On se souviendra aussi des « pruneaux d’Agen » (« Les pruneaux d’Agen, ça vous va bien ») et du sort fait au thon: (« le thon, c’est bon« ).

Et puis, si une preuve définitive devait être apportée, on va voir que les carottes ne sont pas cuites du tout pour Marie Thumas, ni pour ses boîtes de petits pois. C’est même la consécration absolue dans un tout autre registre, inattendu.

Marie Thumas: de la cuisine au pop-art

La belle exposition consacrée au Surréalisme – « Bouleverser le Réel » à Mons au CAP, du 19 octobre 2024 au 16 février 2025, à l’occasion du Centenaire du surréalisme en Belgique, illustre notamment le rapport du mouvement avec l’objet quotidien, objet bouleversé au cœur de la société de consommation précisément, où surréalisme et Pop Art vont cohabiter – et on pense bien sûr à Andy Warhol.

Roland Delcol - Marie Thumas - 1972 (assemblage - collectioin Brachot).
Roland Delcol – Marie Thumas – 1972 (assemblage – collection Brachot). Exposition « Le surréalisme : bouleverser le réel », Musée des Beaux-Arts de Mons

Et c’est là qu’on découvre un assemblage de Roland Delcol de 1972 intitulé précisément Marie Thumas. Un assemblage qui nous rappelle qu’une révolution poétique est toujours à inventer et que, loin de se borner au slogan publicitaire « on a toujours besoin de petits pois chez soi », c’est de liberté surréaliste et d’utopie poétique dont on a un urgent besoin. Et tout et chacun y a, de fait, sa place. Même, et contre toute attente, le petit pois dans sa boîte Marie Thumas.

Une reconnaissance bien plus prestigieuse, on en conviendra, que de se retrouver pont, Pont Marie Durieux-Thumas. Un pont, banal et capricieux, à qui il arrive de se soulever sans qu’on le lui demande, sur le Vaart, à Louvain… A moins que ce soit encore sa manière à lui d’affirmer sa liberté surréaliste et son utopie poétique?

Marie Thumas-Durieux brug, Leuven. Source: Google Maps

Bernard Chateau,

photo de tête: Photo de  Artie Kostenko sur Unsplash

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