Tchitcho, macaroni, et tutti quanti…
Il y a quelques mots du langage courant qui font emprunt à l’italien, qui ont marqué une époque, l’époque d’après-guerre et qui demeurent, dans le langage et les esprits, ancrés en Wallonie… Font-ils partie des wallonismes? C’est qu’alors le français ne se mâtinait pas seulement de wallon (à moins que ce ne soit le contraire) mais aussi d’italien. Et ce langage-là disait bien plus qu’une hybridation langagière. Il disait l’immigration. Et au bout, finalement, un métissage.
Tchitcho (n. m., péjoratif) : surnom à connotation raciste donné aux Belges d’origine italienne, à partir de ce que le Wallon de base entendait de l’italien parlé. Le Tchitcho vient de Tchitcholie même et surtout quand il n’y est pas né, et on voudrait généralement qu’il y retourne parce qu’il mange le pain des Belges et qu’il profite de leur sécurité sociale en ne travaillant pas tout en leur prenant leur travail et surtout leurs femmes. Dans ce cas, et lorsqu’il a comme souvent la classe avec ses belles schkarpes, sa gomina et ses élégantes camije, le Tchitcho est bello et tout le monde est jaloux de lui.
on disait aussi Macaroni… et c’était sans méchanceté… en tout cas, on le croyait…
Macaroni (n. m., de l’italien maccheroni) : surnom à connotation péjorative et raciste donné aux émigrés italiens.
L’histoire des « accords charbon »
Mais commençons par le commencement.
Ils ont été signés le 23 juin 1946 entre la Belgique et l’Italie, les « accords charbon » : en échange de son approvisionnement en charbon, l’Italie, détruite et ruinée, enverrait vers la Belgique des dizaines de milliers d’italiens, où ils seront les mineurs de fond qui font défaut dans les charbonnages wallons, comme dans les charbonnages limbourgeois. Concrètement, l’accord prévoit l’envoi de 50.000 travailleurs italiens dans les mines belges en échange de la fourniture payante de l’équivalent de 200 kg de charbon par mineur et par jour. En 1952, d’après les statistiques italiennes, ils étaient 130 000 travailleurs italiens, et 36 000 membres de leurs familles, c’est-à-dire un tiers des mineurs travaillant en Belgique…
Mais lorsque la guerre a éclaté, environ 30.000 Italiens résidaient déjà en Belgique. La plupart travaillaient déjà comme mineurs et beaucoup sont résolument antifascistes: quand Benito Mussolini prend le pouvoir en 1922, de nombreux communistes et socialistes sont obligés de quitter l’Italie et la Belgique est l’un des pays où ils s’établissent.. Leur image d’insoumis marquera durablement l’ensemble de leur communauté.

Leur désillusion sera à la hauteur de la promesse faite, de la trahison et de l’indignité assumées. On leur avait promis le paradis sur terre. On ne leur avait pas qu’ils abandonnerait le soleil pour la pluie, qu’ils pataugeraient dans le schlamm, qu’ils descendraient entassés dans des cages plusieurs centaines de mètres sous terre… et qu’ils ne seraient pas riches…
Les logements promis s’avèreront les baraquements de prisonniers, construits par les Allemands pendant la guerre, vers 1942, pour loger, quelques mois plus tard, des prisonniers russes, condamnés au travail obligatoire dans les mines.

A la fin de la guerre, ces baraquements resteront prison, mais les prisonniers russes laisseront leur paillasse aux allemands, et dès 1948, ce sont ces mêmes baraquements qui seront occupés par les travailleurs italiens venus tous de leur plein gré à la rencontre de la vie rêvée promise. Certains y resteront jusqu’au début des années ’60. C’est alors que ces baraques seront démolies.
Le film Déjà s’envole la fleur maigre, réalisé par Paul Meyer en 1960, donne une idée du quotidien qui s’y partageait, dans le Borinage.
A Houdeng, près de la Louvière, il reste – pour se donner une idée – la Cantine des Italiens, rue… Tout y faut… , pas loin de l’ascenseur n°1 du Canal du Centre, un lieu « Patrimoine UNESCO ». Ces baraquements-là avaient été construits, pour dire le vrai, juste après la guerre, et c’est là qu’étaient logés les immigrés italiens embauchés pour travailler – eux – dans les usines Boël, de La Louvière. 223 personnes y vivaient, célibataires, dans quatre blocs comprenant chacun huit logements de 30 m2, entourant la cantine. Et pourtant, ce sont-là des installations plus confortables que ces logements sommaires des autres baraquements avoisinant, à Maurage et au Boussoit, ou à Sainte-Henriette à Morlanwelz. Mais l’histoire se répète dans la Région de Charleroi, comme dans la Région de Mons, à Jemappes.

10 ans plus tard, ce sera la catastrophe du Bois du Cazier, à Marcinelle, près de Charleroi. Un certain 8 août 1956. Le 23 août, Angelo Berto, un sauveteur remonte en surface depuis le niveau 1035 à trois heures du matin et, désespéré, s’écrie en italien « Tutti cadaveri! » . 262 morts, dont 136 italiens. Le point final à cet accord.
Malgré tout, le soleil…

Flash back. En 1948, Un gamin venait de Calabre avec ses parents. Il a 10 ans. Il ne savait pas encore qu’il illustrerait ce pan de notre histoire, peu glorieuse, et même assez honteuse. Dix ans plus tard, après avoir morflé, et plus qu’à son tour, il connaîtra la gloire. Ce sera en 1959. Il s’appelle Rocco Granata. L’histoire de sa vie, c’est l’histoire des italiens de Belgique, jusqu’au succès planétaire de Marina.
Au mois d’août prochain, ce gamin aura 87 ans.
Marina, c’est aussi un film, en 2013 : il racontre son histoire, universelle, l’histoire de l’immigration. Car s’il a débarqué dans le Limbourg, à Waterschei, c’est toute l’histoire de cette immigration qui est racontée: Waterschei, Blegny Trembleur, Bonne Espérance, le Crachet, ou Bois du Luc, pas de différences. Le charbon est sous terre, les coups de grisou sont partout, et la silicose est au bout.

Le pitch? Italie 1948. Rocco, 10 ans, grandit dans un charmant – mais pauvre – village de montagne en Calabre. Jusqu’au jour où Salvatore, son père, décide d’aller chercher ailleurs un avenir meilleur pour sa famille. Il part pour la terre promise, la Belgique, car là, en peu de temps, il y a moyen de gagner beaucoup d’argent en travaillant dans les mines de charbon. Et ensuite, retourner au pays natal. Très vite, il fait venir sa famille à Waterschei. Le jeune Rocco est propulsé au rang d’immigré avec toutes les conséquences que cela implique. La triste région des mines du Limbourg, les hivers glaciaux, le racisme, la langue et la culture étrangères mettent un frein à la joie de vivre du petit garçon. Mais Rocco, loin de se résigner, va vouloir autre chose. Il cherche, contre l’avis de son père, sa voie dans la musique. Il écoute son rêve, ce qui ne sera pas si simple: en travers de sa route, le racisme et une légitimité, qui lui fait défaut.
Malgré tout, l’espoir…
Tous n’ont pas atteint la notoriété, mais beaucoup ont dépassé le sort qui leur était destiné. Par nature, par volonté, par courage. Ils se sont arrachés à un monde, le monde qui s’imposait à eux, et ont cherché une place dans un autre monde, qui souvent se refusait à eux. Il paraît qu’on appelle cela l’ascenseur social. Ils en ont avalé les étages. A pied. Par les escaliers. Ont dû faire plus, et mieux. Ils n’était pas seulement « étrangers ». Ils quitteraient le monde de leurs parents, la langue et leur culture. Il ne s’agissait pas seulement de « passer de l’autre côté du miroir », mais de maîtriser les codes d’un autre monde. Il s’agissait de tout construire, toujours, entourés d’amour et de malheurs, quand la mine avait tué le père, quand l’amour ne parvenait pas à prendre le pas sur l’incompréhension. On trouvera bien sûr du beau romantique dans cette trajectoire. Mais ce qui primait alors, avec l’envie, c’était la difficulté, la bataille, l’opiniâtreté à activer.
Malgré tout la réussite…
Pourtant, certains ont fait ainsi la Belgique et s’appelleront Salvatore Adamo, Frédéric François, Sandra Kim. Walter Baseggio, Enzo Scifo. Pino Cerami, Lucien Bianchi. Pierre Marcolini. Girolamo Santocono. Giuseppe Santoliquido. Franco Dragone… On compte même un ancien Premier Ministre.
Il y a ces instituteurs, ces professeurs, qui ont cru en eux. Et d’abord en leurs missions. Franz Aubry.
Certains de leurs élèves sont à leur tour devenus instituteurs, professeurs. Ils ne sont connus que de leurs étudiants, de leurs paires, cela leur suffit, et leur histoire s’est diluée dans leur quotidien. Très normalement.
Comme des tas d’autres. Inconnus. Qui n’ont jamais eu la volonté de sortir la tête du rang. Mais simplement de se donner le droit de sortir du rang. Je me souviens. Annie S., la première, dès l’école maternelle, alors qu’un accident de fosse emporta son père. Sandra C., Fabricio B., Domenico M., F. Dragone et bien d’autres. C’est par les enfants que s’est faite l’intégration.
On lira Jean Louvet, pour cerner le poids du changement de classes et le défi de la légitimité. On lire Girolamo Santocono, son élève, qui publie en 1986, Rue des Italiens, reflet de ses souvenirs d’enfance de fils d’immigré et de mineur, à Morlanwelz. Une histoire vraie, adaptée au théâtre par Iacopo Bruno & Lara Ceulemans, et donné au Théâtre des Martyrs, à Bruxelles, pendant la saison 2024-2025.
A propos, ai-je croisé Marina ou est-ce un souvenir venu de la radio? Je ne sais plus. Mais je crois bien que j’ai croisé Gigliola. J’en suis sûr, même.

Quand elle a remporté le Concours Eurovision de la chanson pour l’Italie, en 1964, avec la chanson Non ho l’età, c’est tout le quartier – ou tout le village, ou toute la Wallonie? – qui était heureux pour elle, pour eux et avec eux. Tous les gamins en étaient un peu amoureux. L’engouement fit oublier la peu glorieuse 15° place belge de Robert Cogoi, et de son « Près de ma rivière », que la radio diffusera largement pourtant. Lui était un enfant né, à Châtelet, d’une famille d’immigrés slovènes, venus aussi creuser la terre du Pays Noir. Il s’appelait Mirco Kogoj pour l’état civil. Il est mort le 15 mai 2022. Et il aura aussi chanté le Pays Noir.
Que sont-ils devenus? Que sont-elles devenues? C’était il y a un siècle. C’était il y a une éternité. Non, c’était il y a juste une vie.

Dans un joli documentaire intimiste, Jean-Michel Dehon propose des témoignages forts et émouvants et prend le parti d’écouter des femmes et des filles de mineurs. Il s’appelle « Addio Addio Amore »: « Quand j’ai vu mon mari, je ne l’ai pas reconnu. Il était tout noir. Ma fille a hurlé, elle a eu peur« .
Et quant à moi, je salue, là où ils sont, Ida, Elio, Sergio et Nino, mes voisins d’enfance… C’est grâce à eux que la seule manière que nous avions de manger les pâtes, avec du sucre brun, nappées de beurre fondu et tout aussi bruni, sera remplacée par une sauce à la tomate. On ne disait pas encore « bolo ».
Aujourd’hui, deux tiers des italiens de Belgique sont installés en Wallonie… et beaucoup, enfants et petits-enfants, sont belges. D’autres sont repartis vers un village fantasmé… Comme Ida et Elio. Mais le jour du retour avait pour eux le goût d’un départ, d’un autre départ et de l’incertitude: était-ce bien une bonne idée?
Perseverare…
Viendront ensuite, après la rupture de l’accord par les Italiens, après Marcinelle, les accords avec le Maroc en 1964: le 17 février 2024, il y a eu 60 ans que la Belgique et le Maroc signaient un accord bilatéral de main d’œuvre. Mais il ne faut pas oublier les conventions bilatérales conclues, notamment avec l’Espagne (1956), la Grèce (1957), la Turquie (1964), la Tunisie (1969), l’Algérie (1970) et la Yougoslavie (1970). Alors que la fin du secteur minier allait fracasser ces plans à la dure réalité de la nécessité de reconversions à inventer.
Un jour, il faudra aller plus loin, et reprendre, dans le détail, ces accords. Et peut-être se préparer à devoir dépasser la honte.
Là aussi, on témoignera de ces enfants-là, qui ont échappé à la condition qui leur était donnée. Certains se sont perdus? Il faudra savoir pourquoi, avant de les condamner.
La seule certitude, c’est qu’aujourd’hui, ils sont tous des djins des costé ci.
Et je m’étonne de l’urgence de me souvenir, le temps ayant passé, les occasions s’étant perdues. On ne dit jamais assez aux gens qu’on aime qu’on les aime. On vivait ensemble, simplement. Et cela suffisait.
Bernard Chateau,